Aporie du commencement

vogelfraumaret

Illustration: Laura Lünenbürger

Si je m’insère dans le tube, si je me laisse tomber dans le trou alors que je ne connais pas sa profondeur, parce que le trou est noir comme les ténèbres ou comme du cirage, et rien ne m’assure qu’il ait une fin, encore moins qu’il soit la voie vers une destination. Si je m’enfile dans le tuyau sans savoir où il mène, un tuyau qui pourrait facilement mesurer des milliers de kilomètres de long, cela s’est déjà vu, toutes ces canalisations dans les murs, toutes ces conduites sous les routes et sous la terre, si je m’y faufile, c’est parce que ma situation l’exige. Si j’avais eu le choix, si tout s’était déroulé différemment, je me serais bien gardé de m’engager dans cette voie qui ne me garantit, puisque je n’y vois pas le terme, aucune issue, et il est possible au bout du compte qu’elle me conduise à une impasse, celle que j’essaie désespérément d’éviter. Ces accès sont l’unique chance que j’ai de sortir de l’état dans lequel je suis à l’heure qu’il est. Et les risques sont grands, car qui me dit que je ne vais pas me coincer dans un goulet, ou m’asphyxier par manque d’oxygène, ou faire une crise aiguë de claustrophobie, ou bêtement mourir de faim, ou me perdre pour toujours et passer le restant de ma vie à errer comme un ver dans un dédale de galeries, ou me briser les reins si la chute s’arrête sur la terre ferme, ou me faire digérer si je suis à l’intérieur d’un intestin, ou me faire dévorer, pourquoi pas, par une taupe géante. Rien ne dit que là où je descends il n’y ait pas de taupes géantes et d’autres créatures plus informes et plus cruelles encore. Personne n’en est jamais revenu. Et moi, je ne veux surtout pas en revenir puisque, si je pars, c’est pour quitter ce que je vis ici. Revenir au point de départ est ma plus grande crainte. Cela, je ne le supporterais pas, je ne supporterais pas que ma destinée se résume à tourner en rond comme un poisson dans un bocal ou à tourner autour du pot pour savoir qui de l’autre ou de moi a raison, je ne supporterais pas de poursuivre les mêmes traces ou les mêmes pas, et qui sont mes propres pas sur lesquels je remarche pour la énième fois, je ne supporterais pas de refaire les mêmes détours et les mêmes feintes pour ne pas cheminer sur le même chemin, ou de fuir les mêmes erreurs et devoir tout recommencer en ayant conscience que chaque nouveau départ amène une fin identique, je ne le supporterais pas. Au bout de ma chute, il faut qu’il y ait de l’eau, de l’eau douce et claire, de l’eau mousseuse et pétillante pour amortir le choc, ou un duvet de plumes et un tendre parfum, il faut au bout du tunnel qu’il y ait la lumière et le ciel, ou la lune pour la décrocher, à la fin, j’aimerais qu’il y ait une paire de bras pour m’embrasser, ou un visage pour me sourire, ou toi pour me consoler.

Je ne voudrais pas non plus prendre trop de précautions et perdre mon temps, si précieux le temps, ce temps qui me file sous le nez ou entre les doigts ou entre les jambes, ce temps qui court devant moi sans que j’arrive jamais à me mettre à sa hauteur. Bien le bonjour, Monsieur le Temps ! Je file, j’ai à faire, et le bonjour à Madame ! Au revoir ! | Et qui jette le sable par les fenêtres ou dans mes yeux, et qui me pique les fesses avec ses aiguilles. Du nerf, jeune homme ! Ne me gaspillez pas ! Foncez ! | Si précieux le temps, si précieuse, si précieuse la vie qui me brûle les ailes ou l’herbe sous le pied, la vie, oh, la belle vie qui ressemble à une robe sertie de sucre caramélisé, ou à une nappe brodée de soie, ou à un rideau en toile de jute, si précieuse et si rêche la vie | Ce n’est pas tous les jours la beauté sur la terre, ni même dans les cieux, et il arrive que les oiseaux tirent la gueule, car ils ont aussi leurs airs de bouderie, et pas seulement les pigeons, ces déprimés de naissance qui passent les après-midi à se foutre dessus, mais aussi les montagnards, buses et gypaètes barbus, ceux qui planent dans le ciel frais et sain, et qui sont robustes comme des bouquetins, et qui vivent plus longtemps que les autres, eux aussi, de temps en temps, ils en ont leur claque de voler d’une branche à un rocher et d’un rocher à une branche, ils aimeraient, eux aussi, les mélancoliques occasionnels, étourneaux et passereaux, pouvoir se jeter par la fenêtre ou se pendre à une corde, ou se bourrer de médocs, et il n’est pas rare d’en voir certains s’envoyer en l’air contre une vitrine ou contre un train à grande vitesse, ne croyez pas qu’ils le font par accident, non, ils y ont réfléchi des nuits entières, ils ont pesé le pour et le contre, et quand le vieil hibou n’avait plus de quoi répondre à leurs plaintes infinies, alors ils se sont tus eux-mêmes, non, ce n’est pas tous les jours la beauté sur la terre, ni même dans les cieux | Je ne voudrais pas dépenser trop d’énergie à de vaines préparations et à d’inutiles échauffements, à gaspiller la vie à d’excessifs scrupules, suis-je prêt, est-ce bon, n’ai-je rien oublié, à inventorier les affaires que j’envisage d’emmener avec moi ? | N’oublie pas ta brosse à dents. N’oublie pas ton anorak, on ne sait jamais, s’il pleut. N’oublie pas ton goûter que je t’ai confectionné avec tout l’amour qu’une mère peut porter à son enfant. N’oublie pas ta carte d’identité. N’oublie pas tes chaussons. N’oublie pas tes comprimés. N’oublie pas de m’appeler pour me dire que tu es bien arrivé. N’oublie pas ton billet d’avion. Fais bien attention à toi. Sois prudent | Je ne veux pas risquer de manquer la chance qui m’arrive de commencer un nouveau départ, de cheminer dans des voies que je n’aurais jamais connues, et de ramper vers une destination étrangère, et de suer pour un but qui révélera ma chute ou mon salut, ou ni l’un ni l’autre. C’est bon, devrais-je dire à présent, je suis prêt, devrais-je dire à présent, je n’ai rien oublié, puisque je pars les mains vides.

Rengaine été publié par José Corti 2011.