Lettre de Paris

Ce fut un choc mais nous n’avons pas été surpris.

Des années de guerres et de barbaries, de Guatanamos, de bombardements quotidiens, de sociétés détruites, rasées, avec des millions de déplacés et de réfugiés, avec des centaines de milliers de morts, des milliers de torturés, des esprits dérangés cherchant confort et vengeance dans l’irrationnel et dans le fanatisme religieux. Comment et pourquoi serait-il possible d’échapper à la barbarie que les pouvoirs du monde dit “ civilisé ” ont engendré et alimenté ?
Les “ Printemps Arabes ”, mouvements nouveaux et inattendus dans ces régions, réussirent à vaincre deux puissantes dictatures du Moyen-Orient, mais furent regardés avec méfiance. Ils finirent par être encerclés et étouffés par les religieux et les anciens seigneurs déguisés en démocrates, soutenus sans hésitation par les pouvoirs de toujours.
Nous n’avions pas le droit d’être étonnés, même si nous fûmes révoltés, car les morts furent les morts d’une guerre qui n’est pas la notre mais qu’on fait en notre nom. Une guerre qui continue. Nous revendiquâmes le droit de comprendre le pourquoi. Préoccupation qui ne fut pas partagée par tous, loin s’en faut. A peine le massacre de Paris perpétré par le commando de l’État islamique en guerre contre l’État français, des médias posèrent des limites à notre pensée : “ Une question sans réponse : au nom de quoi ? ” titrait un journal. L’énoncé journalistique annonçait clairement que la question n’avait pas de réponse, qu’il y aurait des questions sans réponse, lesquelles ne se justifieraient donc pas. Où s’agit-il d’un exemple supplémentaire de contrôle des idées d’après les intérêts du pouvoir politico-économique dominant ? Exercice risqué et fragile, car nous savons que l’esprit a horreur du vide et cherchera toujours des réponses. Dans le champ du rationnel ou de l’irrationnel. Dans le cas présent il semble évident que l’objectif était d’éviter toute manifestation d’esprit critique à propos des événements qui nous sont imposés. Comme les minutes de silence et les cérémonies officielles, les “ cellules de soutien psychologique ”, les bougies et les prières, ainsi que d’autres gadgets destinés à étouffer la rage qui dit “ assez ! ”, qui dénonce des responsables. Le premier ministre suggéra même qu’il fallait criminaliser toute tentative de compréhension des faits, car comprendre serait collaborer avec l’ennemi.

Le massacre de Paris a fait, dans un seul jour, un nombre de morts identiques à celui qu’on comptabilise, tous les jours et depuis trois ans en Syrie… Les morts, les massacrés, les assassinés, ne sont pas des termes de comparaison pour la pensée humaine. L’horreur n’est pas réductible à des chiffres. Pourtant, une des terribles évidences du monde “ civilisé ”, celui d’aujourd’hui comme celui du colonialisme d’hier, c’est de donner des valeurs différentes aux morts, selon qu’ils sont des morts des pays “ civilisés ” ou des morts des pays “ à civiliser ”.

Peu de temps après le massacre de Paris, un des responsables de cette horreur permanente, l’État français, instaura l’État d’urgence, lequel s’est vite révélé être un État policier, une variante soft du modèle chinois du contrôle social, où le pouvoir judiciaire est en partie remplacé par l’institution policière. Et le projet du gouvernement est désormais de le prolonger sous une forme institutionnelle. Cela veut dire : diluer ce qu’ils appellent “ l’État de droit ” dans un “ État d’exception ” plus ou moins permanent… Il faut ici ouvrir une courte parenthèse pour rappeler à qui l’aurait oublié qu’il s’agit d’un gouvernement socialiste. Lequel aspire sans vergogne à passer à l’histoire comme un des plus réactionnaires depuis la deuxième guerre mondiale. Ce qui est peut dire, compte tenu de ceux qui les ont précédé… Nous le savons, les socialistes ne veulent jamais ce qu’ils font et ne font jamais ce qu’ils disent. Depuis toujours, ils nous ont vendu une marchandise avariée, l’idée que le capitalisme peut être réformé. Depuis toujours, ils ont entraîné les sociétés dans les grandes boucheries humaines. Car les chefs socialistes aiment le patriotisme et les guerres. Des pratiques sanguinaires qui donnent un sens à leurs vies de réformateurs impuissants. La guerre, ils ont l’impression de la dominer. Sur ce terrain de la barbarie les socialistes français affichent un riche palmarès. De la Première guerre mondiale aux diverses guerres coloniales et au soutien aux récentes guerres au Moyen-Orient, ils furent toujours activement présents. Aujourd’hui, ils sont les alliés privilégiés des Américains et des Anglais, et désormais des Russes. Ils se couchent devant les grands “ défenseurs du monde libre ” que sont les Saoudiens, les Jordaniens et autres tyrans… Sur le plan intérieur, l’État d’exception policier c’est une action politique qui leur est familière, action qui fut très utilisée en France au cours de la période coloniale. C’est un état juridique qui permet de faire la guerre à une partie de la population sans pour autant bloquer le fonctionnement du système capitaliste. Les socialistes français l’avaient en particulier mis en pratique pendant la guerre d’Algérie, Mitterrand étant alors ministre de l’intérieur. Enfin, last but not least, les socialistes français, comme d’autres socialistes ailleurs, sont experts, par leur attirance pour l’autoritarisme, à créer les conditions politiques et sociales pour la montée des forces d’extrême droite. Pas étonnant ainsi qu’ils reprennent ouvertement à leur compte des propositions du Front national pour fonder le climat sécuritaire et anxiogène du moment ; retrait de la nationalité aux personnes impliqués en actes considérés de rerrorisme et élargissement des pouvoirs de la police, entre autres.

Pourtant, l’instauration de l’État d’urgence, ainsi que la propagande patriotique et guerrière qui va de pair, confirme avant tout que l’État islamique a atteint son premier objectif. Celui de fragiliser l’État français et d’installer de façon durable la peur et la paranoïa dans une société où le mélange de populations prolétaires est une source d’énergie pour les luttes sociales. Bien entendu, de son côté, les chefs de l’État français défendent fermement que leurs choix politiques sont la seule réponse au “ terrorisme ”. Or, au cours des dernières années, plus de dix lois anti-terroristes furent promulguées sans avoir d’effets autres que d’accélérer la transformation autoritaire d’une démocratie parlementaire discréditée. Ainsi, la police tue facilement un jeune manifestant pacifiste au cours d’une mobilisation écologiste alors que les organisateurs des attaques terroristes bien organisés militairement courent toujours. Et on sait que ce qu’on appelle terrorisme fonctionne parfaitement en symbiose avec une société autoritaire où la peur divise et atomise. Alors, “ au nom de quoi ” et pourquoi l’État d’urgence ?

Monsieur Nacer, ouvrier dans une entreprise de la multinationale Veolia près de Marseille a quelques éléments de réponse à cette question. L’homme est un syndicaliste combatif et il est plutôt mal vu par ses patrons qui l’ont dénoncé à la police comme quelqu’un de radical, d’étrange, français d’origine immigrée. Caractéristiques qui sont suspectes par les temps d’aujourd’hui. Une nuit, quelques jours après le massacre de Paris, un commando, non de l’État islamique mais de l’État français, a investi son appartement, défoncé la porte devant le regard terrorisé de ses enfants et de sa femme. Les policiers de la brigade anti-terroriste ont fouillé tout l’appartement, trouvé un Coran et, plus grave, la photo d’un barbu accrochée au mur. Al-Qaeda, Nacer était bon pour la prison ! Sauf que – après analyse de spécialistes intellectuels au service du Ministère de l’intérieur – on découvrit qu’il s’agissait d’une gravure reproduisant Leonard de Vinci. Nacer avait des goûts artistiques ! Le Ministère a expliqué qu’il s’agissait d’une erreur. Les enfants de Nacer sont en soutien psychologique, Nacer a perdu son travail et pense à déménager car les voisins ne lui parlent plus. Il n’y a pas eu d’erreur. C’est seulement la nouvelle façon de traiter les éléments plus insoumis, la façon de gérer la question sociale sous l’État d’urgence. C’est introduire la lutte antiterroriste dans les entreprises, dans le camp de la lutte sociale. Ce qui fut ensuite confirmé par l’intervention policière dans les deux grands aéroports de Paris, qui sont une des plus grandes concentrations de travailleurs dans la grande zone urbaine. Environ 100 000 travailleurs et employés furent interrogés par la police anti-terroriste, plus de 30 000 casiers de travailleurs furent ouverts et fouillés. Ceux qui possédaient des Coran, … des livres de Marx ou de Bakounine, durent s’expliquer. Car tous ces barbus sont suspects et la police a un niveau intellectuel limité. Enfin, une opération venue au bon moment, juste après les manifestations du personnel d’Air France, au cours desquelles un des patrons perdit sa chemise… Puis, dans la zone de construction du nouvel aéroport de Nantes, où les travaux sont bloqués par les opposants, la police montra à nouveau les dents. Et les quelques ouvriers de Goodyear qui avaient bloqué des cadres lors d’une grève viennent d’être condamnés à 9 mois de prison ! Devant cet accroissement de la répression, les bureaucraties syndicales expliquent mollement qu’il faut respecter les “ libertés ” même s’il faut appuyer les mesures de “ sécurité ”.
La conclusion qui s’impose est que le terrorisme est un terrain très utile pour les pouvoirs en place qui revendiquent l’antiterrorisme afin de pratiquer la terreur d’État, soumettre les populations à leurs politiques. En répandant avant tout la peur, la méfiance et la division. Point besoin de faire appel aux théories “ complotistes ” et autres contorsions intellectuelles pour en arriver là. D’une certaine façon, les pouvoirs occidentaux n’ont pas d’autre alternative. Sans déterminisme on peut argumenter que, vu l’impuissance totale dans laquelle ils se trouvent pour sortir de la crise longue de l’économie, qui accroit le chômage, l’appauvrissement général et la concentration de la richesse, les classes dirigeantes font de la politique avec les conséquences des désastres qu’elles produisent et dans le respect des intérêts des puissants complexes militaro-industriels et du capitalisme du pétrole auxquels elles sont soumises.

Retournons maintenant à la question qui n’aurait pas de réponse. Dans un petit livre récent (Le Piège Daech, La Découverte, Paris, 2015), le studieux du Moyen-Orient, Pierre-Jean Luizard, aborde de façon éclairante la question de l’État islamique dans l’histoire récente et le rôle confus des pouvoirs capitalistes occidentaux dans cette nouvelle configuration. Il montre comment l’émergence de cette nouvelle formation politique et territoriale constitue une réponse historique aux guerres récentes et destructions menées dans la région. Il montre que, quelle que soit la suite des événement sanglants, toute cette région du Moyen-Orient, que les occidentaux ont dessiné en 1916 par les accords Sykes-Picot, se trouve désormais bouleversée. Les États alors créés furent détruits par les récentes guerres et l’État islamique est une nouvelle configuration territoriale et politique qui se cherche, fondée en bases religieuses, la communauté sunnite et appuyée sur les restes de l’État baasiste irakien et syrien. La disparition de l’ancien Irak et de la Syrie semble irréversible. Une nouvelle configuration politique que les occidentaux et les russes devront plus tôt ou plus tard, reconnaître. Selon J.-P. Luizard, le piège Daech est, justement, l’implication militaire actuelle de ces pouvoirs contre l’État islamique, dans une tentative désespérée de reconstituer, préserver, le partage original de cette région en États, aujourd’hui condamnés, partage qui leur a permis de maintenir le contrôle sur la région et sur les richesses pétrolières. “ Les diplomaties occidentales ne semblent pas prendre la mesure du caractère irréversible de ce qui arrive aujourd’hui aux États du Moyen-Orient. (…) Il est évidemment difficile de prédire l’avenir de l’État islamique. (…) Mais sa défaite militaire ne réglerait rien si les causes de son succès initial ne sont pas prises en compte. (…) La “mission civilisatrice” de l’Europe a servie de couverture à des appétits coloniaux sans limite. Ce refus d‘assumer le passé explique la difficulté des diplomaties occidentales à prévoir un futur pour le Moyen-Orient.”

“ Au nom de quoi ” a donc bien une réponse. Les morts de Paris, et ceux du Moyen-Orient meurent au nom de cet affrontement, de cet enjeu, de ces intérêts. A propos de la Première-guerre mondiale, Anatole France écrivait : on pense mourir pour la patrie et, en vérité, on meurt pour des industriels. Malheureusement, nous ne sommes pas sortis de cette tromperie. On nous explique qu’on meurt on ne sait pas pourquoi et finalement on meurt pour des intérêts capitalistes qui sont bien identifiés. Le capitalisme français est impliqué dans cette région du Moyen-Orient depuis la fin de la Première guerre mondiale, il a appuyé et participé à toutes les guerres récentes qui ont déstabilisé la région, de la Lybie à l’Afghanistan, il a plus de 10 000 soldats engagés en opérations de guerres extérieures, a vendu et continue à vendre des armes à tous les tyrans de la région, ses avions bombardent jour après jour l’Irak et la Syrie. Pendant des années,il n’y a pas eu, dans le discours officiel une seule référence à cet engagement guerrier. La guerre n’existait tout simplement pas ! Aujourd’hui, la guerre a quitté les écrans de la télévision pour laisser des cadavres dans les rues de Paris. Le discours a changé et la formule est désormais : “ Ils nous font la guerre ! ”. Le mensonge est énorme et ne sert qu’à justifier le cours des choses. D’après Hitler, qui était un fin connaisseur des manipulations de masse, les grands mensonges sont les plus faciles à faire accepter, car “ les masses ” ne pratiquent que les petits mensonges et ne peuvent même pas imaginer que les grands mensonges soient possibles. La démocratie des lois d’exception pratique sans honte le principe de l’ancien ennemi, dont bien des idées furent finalement récupérées par les vainqueurs. Encore une ambiguïté que nous payons dans un système économique et politique inique qui nous entraine une fois de plus vers l’abîme.

Dans l’immédiat, la seule façon de faire front au terrorisme et à la guerre – qui en est la forme “ civilisée ” – est de s’opposer à la dérive autoritaire de la démocratie, aux paranoïas et aux peurs, aux divisions entre les exploités, à la haine de l’autre. Compte tenu de la paralysie et du sentiment d’impuissance engendrée par l’horreur, la proposition paraît quasi utopique. Pourtant, plusieurs signes montrent que la capacité conflictuelle de la société française est toujours là. Des mouvements de grèves continuent à éclater, des manifestations s’imposent malgré les interdictions officielles, des mobilisations contre des projets destructeurs de l’environnement se poursuivent. Dans les conditions actuelles de renforcement de l’autoritarisme d’État, ces oppositions à la logique du système sont surprenantes. Elles sont l’espoir.

Paris, 15 janvier 2016